Deux ans de bombes en Ukraine

Jean-François Fayet, professeur à l'Université de Fribourg, nous fait part de ses réflexions sur l'état actuel du conflit, deux ans après son début.

Vincent Dousse: Est-ce que ces deux ans du début de la guerre en Ukraine marque pour vous un tournant ?

Jean-François Fayet, professeur d'Histoire contemporaine à l'Université de Fribourg et spécialiste de la Russie: Non, en tout cas pas d'un point de vue militaire ou stratégique. On a certes assisté ces derniers jours à l'annonce d'un certain nombre de victoires, c'est le cas par exemple de la ville d'Avdiïvka, ou le long du Dniepr, Krynky, mais en réalité, ça ne constitue nullement une modification globale. L'espace occupé actuellement par la Russie en Ukraine correspond à 17%, dont 7% sur la Crimée. En réalité, c'est exactement la situation telle qu'elle était au début de la guerre (...). La vraie nouvelle de l'année 2023 est l'incapacité de la Russie, qui était quand même la puissance, à elle-même mener une contre-offensive. Les quelques victoires dont on vient de parler se sont faites au prix de véritables tragédies humaines. Ce qu'on voit tout de même dans le cas de la Russie, c'est une capacité d'adaptation, c'est-à-dire la modification des buts de la guerre. Initialement, rappelez-vous, il s'agissait de "dénazifier" l'Ukraine, de renverser le gouvernement, puis la conquête de quelques villes, et à ce stade, on en est plus qu'au maintien du contrôle. En ne perdant pas l'objectif véritable de la guerre, c'est-à-dire la finalité politique qui est la destruction de l'Ukraine, il apparaît clairement qu'aujourd'hui, à défaut de pouvoir conquérir l'Ukraine, Vladimir Poutine entend continuer à tenter de la détruire.

On voit l'Ukraine qui a pu résister face à la Russie. Est-ce que ça, c'est déjà une victoire pour l'Ukraine ?

C'est exactement ce que je pense, même si c'est d'une certaine façon inaudible pour les Ukrainiens en ce moment, car ils pensent à la suite bien évidemment. Mais dans une perspective historique, oui, ce qu'on fait les Ukrainiens, c'est tout à fait extraordinaire, et ce n'était pas du tout attendu. Si je fais un parallèle historique, l'équivalent est l'extraordinaire résistance de la Finlande, pendant ce qu'on a appelé la "guerre d'Hiver". Face à l'Armée rouge, ils ont résisté pendant des mois, puis pendant plusieurs années, à la plus grande surprise d'une armée qui leur était extrêmement supérieure. En réalité, d'un point de vue militaire, deux ans après, malgré les cris d'appel à la victoire, la situation est extrêmement humiliante par rapport à l'idée que la Russie se faisait d'elle-même. Sur le front, d'une certaine façon, quel qu'il en soit de l'avenir, j'aurais envie de dire qu'ils ont déjà gagné, même si bien sûr, cette perspective, il faut l'encourager. 

Quel impact a eu cette guerre sur la société en Russie, ou sur la relation entre la société et le pouvoir russe ? 

Cette guerre, à la différence de l'annexion de la Crimée, qui a d'ailleurs été considérée par les Ukrainiens comme le début de la guerre, n'a pas augmenté le prestige de Poutine, ni la légitimité. En revanche, ça lui a permis de mener ce que j'appelle la guerre dans la guerre. Précédemment, j'ai évoqué ce que j'appellerais la finalité politique de cette guerre. En réalité, la finalité politique, c'est le renforcement de la répression, la centralisation du pouvoir. Vladimir Poutine est hanté par un risque de fragmentation du territoire de la Russie. Dans le contexte de la guerre, il a pu multiplier les nouveaux décrets, ou réactiver d'anciens décrets, qui lui permettent d'avoir renforcé le contrôle de la population. On en a vu les derniers exemples encore récemment, avec Navalny. Le message envoyé est qu'il n'y aura pas de retour possible. Dans la relation de la société au pouvoir, il y a véritablement un changement. Avant 2022, quand vous étiez en Russie, il suffisait de ne pas manifester votre opposition. Maintenant, ça va beaucoup plus loin: vous devez manifester votre soutien. On se retrouve dans une situation où tous les gamins de Russie, le lundi matin, se retrouvent obligés de faire des déclarations de soutien à la guerre, d'envoi de soldats. Avec Poutine, dans les années précédentes, c'était le brejnévisme. Là, on est en train de s'approcher d'une implication totale de la société, qui me fait beaucoup plus penser, comme expérience historique, à la période du stalinisme. 

Écoutez l'interview complète pour approfondir la question de la popularité de Poutine en Russie, aborder le sujet du soutien occidental à l'Ukraine, ainsi que du message envoyé par Poutine avec la mort de Navalny.

La Télé - Vincent Dousse / Adaptation web: Amélie Bourquin
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