Burn-out dans les soins: le cercle vicieux du surmenage

La boule au ventre, les angoisses nocturnes et un jour, l’imprévu de trop. Des infirmières racontent la pression qui les a poussées à bout.

Le travail de nuit est un facteur de risque pour les maladies coronariennes, les troubles du sommeil et le cancer du sein. © Keystone

Dans un précédent article, de jeunes infirmières fribourgeoises témoignaient des défis rencontrés après l’obtention de leur diplôme. Elles confiaient à quel point il est difficile de décrocher un emploi stable, mais surtout combien la charge de travail et les exigences du métier peuvent décourager de nombreux soignants dès les premières années de leur carrière.

Ces récits nous sont parvenus à la suite d’un appel lancé sur notre site et sur Instagram, où nous avons interrogé les soignants sur les raisons qui les poussent à quitter leur profession. Des dizaines d’entre eux ont répondu.

Aujourd’hui, nous nous penchons sur une autre problématique majeure soulevée dans leurs témoignages: le burn-out, ou syndrome d'épuisement professionnel. Trois infirmières romandes partagent leur expérience.

Une phrase qui déclenche tout

"En 10 ans de carrière, je n’avais jamais vécu ça. Je voyais mon corps me lâcher." Fabienne* se remémore les effets dévastateurs qu’a eu le stress sur elle, lorsqu’elle est tombée pour la première fois en burn-out. Elle est à l’époque assistante en soins et santé communautaire (ASSC) dans un grand service du CHUV à Lausanne. Arrivée au milieu de la troisième vague de covid-19, au printemps 2021, elle découvre une équipe déjà à bout. Une bonne partie des soignants est absente et peu de remplacements sont possibles. S'ensuit une accumulation de fatigue et d’angoisse, jusqu’au point de rupture: "Un matin au rapport, il manquait encore quelqu’un dans l’équipe. Une collègue m’a dit: "ça tombe toujours sur toi, tu n’as pas de chance." Ce n’était pas méchant, mais cette phrase a tout déclenché. Je suis sortie du bureau, je suis allée sur le balcon et j’ai pleuré sans m’arrêter."

Encouragée par ses collègues, Fabienne consulte un médecin et reste un mois à l’arrêt. Les responsabilités et la peur de la faute médicale pèsent lourd sur la santé mentale des soignants, surtout quand les services manquent de personnel. Une réalité que ne connaît que trop bien Jessica*, infirmière en Valais. Par téléphone, elle raconte les nuits traumatisantes qui ont mené à son premier arrêt à 27 ans.

Des tensions qui se répercutent sur les proches 

Pendant ses gardes nocturnes, Jessica doit gérer plus d’une vingtaine de patients avec une collègue. Une grande majorité a des risques de décompensation. "Une fois sur deux, on se débrouille avec les moyens du bord", explique l’infirmière. "Ça nous amène à faire des choses qu'on n'aurait pas le droit de faire pour essayer de sauver notre patient. Ça peut être des gestes ou des médicaments, en sachant que je ne peux même pas leur donner un Dafalgan, si on ne m'a pas écrit un ordre médical. On est toujours face à ce dilemme de sortir de notre cahier des charges ou non."

Mon compagnon était anxieux de me voir rentrer du travail.

Trois nuits d’affilée, un patient voit son état s’aggraver et nécessite un transfert vers un service plus intensif. À chaque fois, le transfert est refusé par l’étage en question. Deux des patients ne passeront pas la nuit. Un choc difficile à vivre pour la jeune femme, même après trois ans dans le métier. "Je pense que tous les infirmiers ont un peu un syndrome du sauveur. On veut aider tout le monde, surtout au début. C'est frustrant de voir les gens partir. On a besoin de mettre la faute sur quelque chose et forcément, on va se remettre en question. On se demande si on a vraiment fait tout ce que l’on pouvait."

Le lendemain, Jessica se met à l'arrêt pour plusieurs semaines. À son retour, elle retrouve un service complètement surchargé. Les absences des collègues sont remplacées par des intérimaires qui n’ont aucune expérience du service. À la maison, son stress crée des disputes dans son couple. "Je n'arrivais pas à me débarrasser de cette mauvaise humeur quand je rentrais du travail. Un jour, mon compagnon m'a dit qu'il était presque anxieux de me voir rentrer du travail. Il savait qu’il allait retrouver quelqu'un qui n'allait pas bien et ça lui pesait." Quelques mois plus tard, Jessica fait une rechute et doit à nouveau prendre congé, pour deux mois cette fois.

Se ménager pour survivre

Même en arrêt médical, se remettre d'un épisode de burn-out n'est pas évident. "On culpabilise énormément de laisser notre équipe à l’abandon quand on sait qu’il y a beaucoup de travail" raconte Stéphanie*. Également ASSC, elle a travaillé pendant une dizaine d'années entre les cantons de Vaud et de Fribourg. "C’était aussi difficile avec la pression de mon employeur qui me demandait chaque fois si j’avais l’intention de revenir au moment de renouveler mon arrêt."

Que ma responsable soit contente ou pas, ma santé est une priorité.

"Le burn-out, ce n’est même pas un problème physique, c’est psychique", décrit Fabienne. "C’est difficile de se dire qu’on est malade quand on ne souffre pas physiquement." Jessica abonde: "les deux premières semaines, c'était compliqué psychologiquement. Je me disais qu’il fallait que je retourne travailler. Les deux semaines suivantes, ça m'est tombé dessus. J'étais malade au fond du lit."

Le retour sur le lieu de travail est une étape tout aussi compliquée. "Malgré mes années d’expérience, les gestes envers les patients étaient difficiles, comme si je n’étais plus sûre de moi-même" se rappelle Stéphanie. Pour se reconstruire, les soignantes ont dû apprendre à se ménager: "j’ai appris à dire non", résume Fabienne. "Souvent les chefs connaissent ceux dans l’équipe qui acceptent le plus souvent de faire des remplacements et ils viennent vers nous quand il manque quelqu’un. Au final, on s’épuise en faisant plus de travail et on ne prend pas nos jours de repos. Aujourd'hui, que ma responsable soit contente ou pas, ma santé est une priorité."

Je me suis beaucoup remise en question. J'étais prête à abandonner mon job

Malgré les séquelles et les souffrances qu’il crée, le burn-out a été un moment déclencheur pour plusieurs infirmières, qui ont rebondi vers d’autres activités. Fabienne a choisi de lancer sa propre entreprise. Elle continue de travailler à temps partiel dans les soins, mais prévoit de quitter définitivement le métier à terme. Stéphanie s'est d'abord reconvertie dans les soins à domicile, espérant trouver de meilleures conditions. Mais l'épuisement finit par la rattraper et elle travaille aujourd'hui dans le domaine de l'administration. 

Pour sa part, Jessica espère continuer dans cette voie. "Je me suis beaucoup remise en question pendant mon arrêt. J'étais prête à abandonner mon job. Malgré tout, j'adore mon travail, je n'ai vraiment pas envie de changer. Mais je ne vais pas pouvoir rester dans ce service. Psychologiquement, c'est trop compliqué." Après son deuxième arrêt en une année, elle dit rechercher un service moins dysfonctionnel. 

Investir dans des "pools" de remplaçants 

L'absentéisme, en créant une surcharge de travail dans les équipes, est fréquemment lié à l'épuisement. Les soignants décrivent des situations où les absences sont gérées au jour le jour. "Les solutions actuelles ne font qu’accroître la pression sur les équipes", renchérit un infirmier du Réseau fribourgeois de santé mental (RFSM). "Le recours à des changements d’horaires de dernière minute, parfois le jour même, demande aux soignants de travailler en double journée ou de revenir à des horaires impossibles." Le service fait aussi appel à des intérimaires sans aucune expérience spécifique dans la psychiatrie. "Ces recrutements temporaires, bien que nécessaires, demandent parfois plusieurs mois de formation, avant de voir ces personnes quitter le poste", déplore-t-il dans un email. "Cela devient une surcharge supplémentaire, au lieu d’être une solution viable."

Dans le cadre de l'application de l'initiative pour des soins infirmiers forts, votée en 2021 par la population, le canton de Fribourg entend lutter contre ce problème persistant. Sur une recommandation de la Haute École de Santé de Fribourg, les deux établissements publics cantonaux, l'Hôpital fribourgeois (HFR) et le RFSM, vont renforcer leur gestion des remplacements en investissant dans des permanences infirmières mobiles (PIM), une équipe de soignants qui se tiennent à disposition pour combler les absences dans les services.

À l'HFR, l'unité emploie actuellement une dizaine de personnes. L’hôpital veut prochainement augmenter cet effectif à 15, voire plus selon des discussions encore en cours. Il veut aussi faciliter son utilisation par les services. Une autre solution évoquée serait d’accorder une prime aux infirmiers et infirmières qui effectuent ces remplacements, pour en reconnaître la pénibilité. "C'est en discussion avec l'État", indique Marc Devaud, directeur général de l'HFR en poste jusqu'à fin février 2025. "Parce que malheureusement, l'hôpital n'a pas les moyens de financer ces mesures pour améliorer les conditions de travail."

Sous pression pour réduire son déficit, le premier centre de soins du canton a décidé au début de cette année de supprimer 90 postes. Cela n'a pas manqué de faire réagir les syndicats, qui craignent une nouvelle surcharge pour les soignants. 

Marc Devaud en appelle au soutien du canton pour améliorer la situation: "aujourd’hui, l’hôpital n’a plus les moyens de proposer seul des mesures qui coûteraient. Par contre, et cela a été voté au niveau national, il faut faire quelque chose pour rendre cette profession attractive sur le long terme. L’hôpital peut certes adapter son organisation et favoriser les conditions de travail. Mais à un moment donné, il faut investir pour que ces mesures se mettent en place. Et investir, l’hôpital n’en a plus les moyens aujourd’hui. Cela ne peut se faire qu’en collaboration avec le canton."

*Prénoms d'emprunt

Frapp - Simon Gumy
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