Un ex-informateur des services secrets demande justice
Radha Hama a infiltré un réseau de djihadistes à Bulle. Aujourd'hui, il demande des comptes à la Confédération. Djihadisme à la bulloise: épisode 2/3.

Ce sont les yeux et les oreilles de la Suisse: les informateurs des services secrets de la Confédération.
Pour infiltrer des réseaux et des groupes présumés dangereux, le Service de renseignement de la Confédération (SRC) utilise des informateurs dont le travail est invisible pour le commun des mortels.
Ces personnes se retrouvent au plus près d’individus potentiellement dangereux, elles infiltrent des groupes et des réseaux pour récolter des informations et les transmettre aux autorités ce sont les petites mains des services de renseignement.
On ne sait pas combien ils sont en Suisse, mais cette histoire lève une partie du voile sur leur vécu, leur travail, leurs conditions et sur la manière dont ils sont traités.
Infiltrer des partisans de l'État islamique
Nous avons rencontré plusieurs de ces informateurs. Tous ont un lien avec le groupe de terroristes présumés de Bulle et de Vaulruz interpellés en octobre 2020. Souvenez-vous, l’affaire avait fait beaucoup de bruit à l’époque.
Au petit matin, quatre personnes, trois hommes et une femme, sont interpellées avec un impressionnant dispositif policier. Aujourd'hui, toutes ces personnes sont libres, dans l'attente de leur jugement.
Deux informateurs ont accepté de nous rencontrer en personne à Châtel-Saint-Denis. "C'est à la frontière avec le canton de Vaud, alors ça va", nous dit l'un deux. Suite à l’affaire de Bulle, ils évitent habituellement de venir dans le canton de Fribourg par crainte pour leur sécurité. L’un des deux hommes a toujours un couteau sur lui, il se masque le visage s’il doit se rendre à Bulle ou à Fribourg. Ils utilisent plusieurs téléphones portables et changent régulièrement de numéro.
Nous avons fixé un rendez-vous avec un troisième informateur à Lausanne. Alors que nous sommes sur place, il annule au dernier moment, par crainte de se mettre lui et sa famille en danger.
Qui sont ces informateurs ?
Toute cette histoire commence par un coup de téléphone à la rédaction ce printemps. Un homme affirme avoir travaillé pour le Service de renseignement de la Confédération. Son récit est flou et confus. L'homme s'exprime en français et peut être parfois difficile à comprendre.
Mais son histoire nous dit quelque chose et pour cause: il est le principal protagoniste d’un article de Sylvain Besson paru en juin 2023 dans le 24 heures. Son titre: "Comment les espions suisses ont infiltré un groupe djihadiste."
Cet informateur s’appelle Radha Hama, 38 ans. Dans l’article du journaliste d'investigation Sylvain Besson, son nom est Salah. Il est Kurde irakien et est arrivé en Suisse en 2005 comme demandeur d’asile.
Radha veut témoigner pour partager son vécu, exprimer sa colère envers la Confédération et espère enfin que son travail soit reconnu à sa juste valeur.
Un travail stressant
En 2017, alors qu’il travaille dans une boulangerie industrielle près de Bulle, il est approché par le Service de renseignement de la Confédération.
Au début, Radha s'intéresse à des Kurdes membres du PKK (organisation politique kurde qui possède une branche armée et est considérée par plusieurs pays comme terroriste). Ensuite, son contact au SRC, son officier traitant, lui demande d'espionner les partisans de l'État islamique de Bulle.
Son travail est stressant. Il jongle entre ces deux groupes et effectue des voyages entre Fribourg et Zurich. "À midi, je faisais la prière à Fribourg, à 17h j'allais à la Mosquée à Zurich et vers 20h j'allais à une réunion du PKK. J'étais proche de gens qui ne sont pas des rigolos."
À un moment donné, le SRC lui aurait demandé de montrer au groupe de Bulle et à d’autres terroristes venus d’ailleurs en Europe comment fabriquer une bombe. C’est là qu’un second informateur, Mohammed, un ami de Radha entre en scène. Il était policier en Irak, expert du déminage.
Les deux informateurs auraient refusé cette demande des services secrets. Avec ce procédé, le SRC aurait voulu récolter des preuves contre le groupe. Une manière de faire très discutable de la part du Service de renseignement pour Sylvain Besson, journaliste d’investigation de Tamedia.
"Je ne sais pas si cette histoire d'incitation à fabriquer une bombe figurera dans la procédure et au procès. La question de la loi se pose: le SRC a-t-il franchement le droit de procéder ainsi? Le but était certainement de mesurer la dangerosité du groupe, de voir jusqu'où il pouvait aller. Et je crois que le test a été concluant, raison pour laquelle ces terroristes présumés ont été arrêtés... mais pas très longtemps."
La fuite
En 2020, tout dérape. Radha pense que sa couverture est grillée. Une voiture l'attend devant chez lui et il dit voir un homme à bord avec un grand couteau. Radha prend la fuite. Sur la route en direction du Nord de l'Europe, il appelle alors son contact au service de renseignement pour lui demander conseil, mais personne ne répond.
Radha s’enfuit alors avec sa famille en Suède. Là-bas, il prend contact avec les autorités suédoises et leur raconte son histoire. Celles-ci veulent obtenir toutes les informations qu’il a récoltées sur le terrain pour le SRC. Elles saisissent son passeport et ceux de sa famille.
C'est à ce moment que l'officier traitant du service de renseignement le rappelle et lui demande de revenir en Suisse. Méfiant, Radha enregistre la conversation de façon illégale. Sur l’enregistrement que nous avons pu écouter, on entend le contact de Radha au sein du service de renseignement lui demander de revenir.
Radha revient alors avec sa famille en Suisse, mais depuis il se dit délaissé par la Confédération. Il accuse son contact au SRC de lui avoir fait des promesses qu’il n’a pas tenues par la suite: ni rétribution, ni protection, ni permis de séjour.
Son contact au SRC ne répond plus. Le service de renseignement a simplement coupé les ponts avec Radha.
Une demande de reconnaissance
Radha a déposé plusieurs demandes en justice: 500'000 francs, un permis de séjour, le droit de porter une arme, le retour des passeports de sa famille. Toutes ces requêtes sont pendantes au Tribunal administratif fédéral.
Que dit formellement la loi au sujet de la rétribution des informateurs? Que le Service de renseignement peut rétribuer les informateurs "de manière appropriée pour leurs activités". Point barre.
Une façon de faire qui ne satisfait pas l’avocat de Radha, Fabien Mingard. "On a l'impression que le SRC peine à reconnaître le travail effectué par mon client et estime qu'il n'est pas nécessaire de prendre d'autres mesures pour le protéger."
Le SRC a aussi évolué dans ses réponses, souligne l'avocat lausannois. Le service de renseignement a d'abord nié connaître Radha, avant de changer de récit et de confirmer qu'il avait bel et bien eu des contacts avec lui.
Nous avons pu accéder au dossier de Radha au SRC. On y apprend par exemple qu'il a rencontré la police fribourgeoise à six reprises. Interrogée sur le sujet, la police cantonale refuse tout commentaire et nous renvoie vers la Confédération.
Le journaliste Sylvain Besson n'est pas surpris pas l'attitude du SRC. "Imaginez-vous s'il devait mettre à disposition toutes ces choses à chaque fois qu'il utilise un informateur."
Il questionne toutefois le cas précis: "On peut se demander s'il n'y a pas eu un rapport déséquilibré entre les risques pris par l'informateur et ce qu'on lui a donné en échange. Et au final, on le jette comme un bout de chiffon, alors qu'il a quand même servi dans une affaire assez complexe."
Une source au sein de la police fribourgeoise nous a expliqué que normalement aucune promesse n’est jamais faite à un informateur: pas d’argent, pas de permis de séjour. Il y a une sorte de contrat oral entre la police et l’informateur, rien de plus.
Dans notre cas, soit l'officier traitant aurait commis une erreur en promettant certaines choses à Radha, soit c'est ce dernier qui aurait mal compris l'intention de son interlocuteur.
Les accusations de Radha
Aujourd’hui, Radha se dit harcelé par la police et surveillé par le SRC; sa femme se dit elle aussi sur écoute. Il affirme avoir été maltraité par la police biennoise, arrêté et enfermé en août 2024, alors qu'il voulait porter plainte suite à des menaces du PKK. Il en veut aussi à l’ancienne procureure de la Confédération Juliette Noto, aujourd'hui au SRC, de l’avoir traité "comme un terroriste".
Nous avons questionné toutes ces autorités. Elles connaissent le personnage, mais ne font pas davantage de commentaires. La police bernoise confirme, par exemple, avoir reçu un homme "désorienté" sans donner plus de précisions.
Radha serait-il devenu paranoïaque? Une hypothèse qui ne surprend pas Sylvain Besson: "Si vous ne maîtrisez pas bien la lecture, le français et le fonctionnement de l'administration, cela peut être difficile de comprendre pourquoi les autorités agissent comme elles le font. Je ne pense pas qu'il y ait une sorte de vengeance de la part du SRC, qu'il lui mette des bâtons dans les roues. Radha aurait aussi été impliqué dans du trafic de viande. À un certain moment, il peut devenir indésirable pour les autorités."
Nous avons questionné le SRC sur toute cette affaire. Voilà ce qu'il nous a répondu: "Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) ne s'exprime en principe pas sur d'éventuels cas individuels, ses procédures opérationnelles et/ou ses sources. Cela irait à l'encontre de l'accomplissement de sa mission définie par la loi et mettrait en danger ses collaborateurs et ses sources. De manière générale et indépendamment du contexte, un démenti dans un cas peut par exemple conduire à une confirmation implicite dans un autre cas."
Radha n'en démord pas. Il se sent victime d'une injustice, lui qui assure avoir pris d'énormes risques par "amour pour la Suisse." Aujourd'hui, il vit de petits boulots alimentaires, il ne peut pas quitter la Suisse, sa femme et leurs enfants se sentent constamment en danger, ils ne vont plus dans des manifestations, ou des lieux très fréquentés. La famille se sent contrainte dans son quotidien.
Le journaliste Sylvain Besson, qui a lui aussi côtoyé Radha pour son enquête, lui donne ce conseil: "Il ne devrait pas trop s'énerver contre les autorités, faire ce qu'on lui demande au niveau administratif, ne pas faire de trafic de viande et essayer de s'intégrer pour avoir un avenir en Suisse. Les autorités sont certainement reconnaissantes de sont travail, mais n'ont pas les moyens de le montrer: il n'y a pas de médaille du mérite de l'informateur."
Le journaliste d'investigation Sylvain Besson sera l'invité du dernier épisode de cette série. Plus habitué aux affaires de gros sous de la Genève financière, il nous expliquera comment il s'est retrouvé mêlé à cette affaire. L'épisode 3/3 sera à retrouver dès le mardi 10 juin sur Frapp et RadioFr.